Première partie



      I- Gwynplaine et le Joker : la représentation d'un faciès figé par le rire

        Personnages se distinguant par leur différence physique, Gwynplaine et le Joker sont tous deux des anti-héros emblématiques d'une époque. Chacun d'eux est considéré comme un monstre « qui rit ». De là, il est important de savoir à quoi renvoie le terme « monstre ». Le monstre a souvent été considéré comme un être vil et synonyme d'anormalité. D'après une étymologie incertaine, « monstrare (le monstre) est ce que l'on montre, ce que l'on désigne, faute de pouvoir le nommer. Il est plus probable que le monstre désigne aussi étymologiquement : celui qui donne à penser. Monstrum viendrait également de monere : le monstre avertit, c'est un avertissement, un prodige, au sens religieux du terme »1. Les deux personnages de notre corpus correspondent à cette définition, mais chacun à sa manière. En effet, alors que Gwynplaine est plutôt considéré comme une « bête de foire », et donc «  ce que l'on montre », le Joker, lui, tend de « l'avertissement », dans la mesure où il représente un être dangereux pour l'humanité. Le monstre a donc cette double fonction.
       Mais une lente modification de la sensibilité va s’effectuer du XIXème au XXIème siècle : un sentiment de compassion pour les monstres, lié à un progrès des connaissances, va commencer à se répandre. Le symptôme le plus manifeste est que l’emploi du mot monstre, jugé stigmatisant, est dorénavant limité. Les arts ont certainement contribué à ce changement de regard sur les monstres. En France, l’exemple le plus éclatant de cette humanisation est l'œuvre de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831) et de son personnage Quasimodo. Nous assistons donc à un certain « désenchantement des monstres »2 selon l'expression employée par Jacques Courtine. Mais d'autres personnages de Victor Hugo ont contribué à cette humanisation. Il s'agit, bien entendu, de Gwynplaine dans le roman L'Homme qui rit. 

1- La souffrance derrière le rire : un restant d'humanité ?

        Considéré comme un monstre à cause de son apparence, Gwynplaine souffre. En effet, il n'est pas avec un visage difforme. Ce dernier lui a été infligé par les Comprachicos. « Mot espagnol qui signifie les achète-petits […]. [Les Comprachicos] faisaient le commerce des enfants […] Et qu'en faisaient-ils ? Des monstres. Pourquoi des monstres ? Pour rire »3 nous explique Victor Hugo. La mutilation subie par Gwynplaine était donc volontaire, ce qui accroît la souffrance de l'enfant, et le condamne à vivre avec un faciès qui n'est pas le sien. De plus, cette mutilation résonne comme l'« ombre et la caricature du rire du bourreau »4 :

Lord Fermain Clancharlie [Gwynplaine], âgé de deux ans, a été acheté [...], mutilé et défiguré par un flamand de Flandre nommé Hardquanonne […] L'enfant était destiné [...] à être un masque de rire […] A cette intention, Hardquanonne lui a pratiqué l'opération Bucca fissa usque ad aures, qui met sur la face un rire éternel5

Ce "rire éternel" est aussi associé au Joker. Mais son apparence, contrairement à Gwynplaine, dispose de plusieurs versions. Nous retiendrons tout particulièrement celle du film de Christopher Nolan, The Dark Knight, dans lequel les raisons de la mutilation sont reprises pour expliquer les mutilations du Joker.

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Dans cet extrait, le Joker explique les raisons de ses cicatrices. Il aurait été mutilé par son père afin de rire en permanence et de ne plus avoir un air sérieux. Nous remarquons un contraste entre son regard effrayant et son histoire, censée être tragique et toucher le spectateur. La dualité du personnage est immédiatement présente. L'explication de la mutilation subie va permettre de créer un sentiment de compassion. En effet, celle-ci va adoucir le visage figé causé par le rictus des personnages : ce n'est pas de leur faute, alors pourquoi les en blâmer. Pourtant, chez le Joker, ce sentiment de compassion n'est pas réellement exploité. En effet, le personnage qu'il s'est forgé est tellement poussé à l'extrême et malsain, que les sentiments qui dominent sont la peur et l'inquiétude. Il paraît imprévisible et menaçant avec son couteau.
        Mais cette mutilation, vécue comme un traumatisme, peut également être associée à une psychologie complexe des anti-héros. Les cicatrices avec lesquelles ils devront vivre toute leur vie correspondent à un symbole de souffrance et d'incompréhension. Chacun d'eux va alors employer sa difformité à des fins différentes. Alors que la mutilation de Gwynplaine lui permet de gagner sa vie et de devenir « un monstre de foire », celle du Joker le rend mauvais. De plus, nous assistons à une opposition entre l'apparence du personnage (il rit) et ce qu'il ressent. Cet aspect-là est notamment visible chez Gwynplaine. Son visage dit le contraire de ce qu'il pense. Il est prisonnier d'un visage, d'un masque qui n'est pas le sien, et qui a été « fabriqué » à des fins monstrueuses. Ce masque de chair témoigne de l'impossibilité de dire le vrai, de révéler ses propres pensées. Il est significatif aussi de la dualité du personnage : à la fois clown (à l'extérieur) et tragique (à l'intérieur). Victor Hugo, dans son roman, exploite cette dualité, et Gwynplaine est considéré comme un personnage « comique au dehors, tragique au-dedans »6 dont la « face riait, [la] pensée non »7. Le texte oppose donc le « grotesque de sa grimace au sublime de sa pensée »8. Cette dualité entre le physique et l'âme est beaucoup moins sensible dans le film de Christopher Nolan. En effet, peu de scènes rendent compte des sentiments du Joker, outre sa joie profonde à tout détruire. Cependant, à la fin du film, lorsqu'il se rend compte que son plan a échoué, nous sentons poindre en lui de la colère et de la déception. Le monde est loin d'être aussi mauvais et fou qu'il le pensait.

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Comme nous le voyons ici, le rictus du Joker se teinte de rage et de colère. Son visage se referme, comme si son "air sérieux" d'autrefois voulait reprendre le dessus.      
       La souffrance des personnages est aussi associée à une forme de fatalité, proche de la malédiction. En effet, il n'y a pas de retour en arrière possible pour eux. Ce rire figé et infligé résonne alors comme un cri. La souffrance est due au fait que les autres se moquent de la difformité, ce qui correspond à une ébauche du rire moqueur, que nous aborderons plus tard. En effet, comme le précise Georges Minois, Gwynplaine, « défiguré par le rire, est exposé aux rires impitoyables et méprisants des autres »9
        Alors que Gwynplaine semble complexé par ce visage, le Joker en joue. Grâce à celui-ci, il se crée un personnage, comme un autre lui-même.


2- Une apparence monstrueuse entraînant la peur de l'autre

        Le problème de l'Autre est un thème majeur, encore de nos jours. En effet, la plupart des hommes ont peur de celui qui ne leur ressemble pas. « Autrui est le différent, ce qui m'est étranger »10, selon l'article de Sylvie Courtine-Denamy traitant de l'altérité. Le regard extérieur et l'apparence physique priment. Le « monstrueux » signifie l'Autre, l'inconnu, le méchant. La peur de ce qui est différent peut faire ressurgir des peurs refoulées, mais aussi la peur de nous-mêmes. Cependant, comme l'a écrit André Gide, « Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons »11.
        La figure du monstre a beaucoup évolué, comme nous avons pu le voir chez Gwynplaine. Un sentiment de compassion se met progressivement en place. Cependant, cette figure conserve des caractéristiques inchangées depuis les tout premiers récits bibliques et mythologiques. Le monstre est caractérisé par sa différence. Cette différence est notamment perçue par la « difformité physique »12, comme le précise Claire Caillaud, dans son article intitulé Les délices de la peur. Cette « difformité » et cette laideur impliquent un sentiment de peur et de méfiance. L'appréhension et l'horreur que nous ressentons face à l'Autre installe un climat d'inconfort. En effet, nous ne nous sentons pas en sécurité dès lors que nous entrons en contact avec celui qui ne nous ressemble pas. Cette laideur est, la plupart du temps, assimilée à l'immoralité, ce qui fait que le monstre est souvent identifié à quelque chose d'inhumain : il est alors comparé à un animal ou à une figure diabolique. C'est évidemment le cas de Gwynplaine et du Joker. Leur difformité, due à un rire figé, provoque l'effroi. Beaucoup interprètent d'ailleurs ce rire comme celui du diable.
        Gwynplaine et le Joker sont considérés comme des « monstres humains ». En effet, ils sont des hommes, tout en ayant un physique monstrueux. Mais ce physique fait peur, parce qu'il est au-delà de la norme. Comme l'écrit Laurent Aknin, l'« atrocité de la défiguration est accentuée par l'aspect humain des personnages »13. En étudiant de plus près leurs physiques, nous verrons qu'ils adoptent ce caractère monstrueux dont nous venons de parler, notamment par la présence d'un rictus permanent et d'un aspect caricatural.
Voici la description que donne Victor Hugo de son personnage, Gwynplaine :

Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions tout en maintenant la face à l'état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque, Gwynplaine.14

Dans cette description, la monstruosité de Gwynplaine se fait par accumulation. Il apparaît comme un personnage fait de contraste, à la fois fruit et objet de la cruauté des hommes. Son visage est considéré comme un « masque », ce qui renvoie à quelque chose de non-humain. A noter que, bien avant la première représentation de L'homme qui rit à l'écran en 1928 par Paul Léni, Victor Hugo avait une idée de ce à quoi devait représenter son personnage. En témoigne ce dessin à l'encre :

Image disponible sur
On y découvre une figure grimaçante et fidèle à la description donnée dans le roman. Le personnage a les cheveux ébouriffés, une large bouche laissant entrevoir les dents ainsi qu'un nez quelque peu écrasé. Ce portrait fait également ressortir l'association de la douleur et du rire, propre au personnage. En effet, Gwynplaine pourrait être considéré comme la métaphore de l'Homme tragique, partagé entre le rire et les larmes. De plus, nous remarquons que son index est levé, comme s'il voulait prendre la parole. Ce geste est symbolique et rappelle son discours à la chambre des Lords, où il se veut être le porte-parole du peuple et dont les mots sonnent comme une prophétie.
Christopher Nolan, pour sa part, a mis en images le Joker en 2008 :

 
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Comme nous le remarquons sur l'image ci-dessus, le Joker porte du maquillage. Il a le visage comme peint en blanc et du rouge au niveau de sa cicatrice, et donc de son rictus. Cette couleur rouge est associée à la violence du personnage. Elle peut aussi faire référence au sang, présent lors de la mutilation. Cette impression de visage figé effraie également. En effet, un visage figé dans un art en mouvement peut perturber le spectateur. Cela accentue l'horreur du visage. De plus, l'apparence du Joker correspond à ce que Johann Kaspar Lavater appelait la physiognomonie. Son physique est le reflet de son âme. À noter que chacun de ces deux portraits fait apparaître le motif du « rictus qui court jusqu’aux oreilles »15, exploité par Charles Baudelaire dans son essai sur le rire.
        Ce qu'il y a de frappant dans le physique de ces personnages, c'est la permanence des dents. En effet, la métaphore du "rire dentesque", selon les termes de Joë Friedemann, peut correspondre à une volonté de « montrer les crocs », de mordre. Cela peut correspondre également à un rabaissement à l'état animal des personnages.

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Dans cet extrait, le Joker s'en prend à Batman et se laisse aller à une agressivité quasiment animale, à l'image des chiens qui l'accompagnent. Le Joker le dit lui-même lorsqu'il rend visite à Harvey Dent à l'hôpital : « Je suis un chien coursant les voitures »16. Ce motif "dentesque" est un des thèmes récurrents de l'œuvre hugolienne. Nous le retrouvons à de nombreuses reprises dans le roman L'Homme qui rit. Sa première manifestation est associée au pendu que rencontre l'enfant Gwynplaine lorsqu'il est abandonné par les Comprachicos. En effet, comme l'écrit le narrateur : « ses dents [au pendu] étaient demeurées humaines, elles avaient conservé le rire »17. Cette image des dents visibles est aussi étroitement liée à celle de la tête de mort, et donc à quelque chose de diabolique et de terrifiant. À noter que le pendu est qualifié par l'auteur lui-même de « premier homme qui rit du roman »18.
        Le rire peut donc être associé à la figure du diable. Comme le dit Ursus à Gwynplaine au début du roman : « Tu as volé son masque au diable »19. Les visage de Gwynplaine et du Joker correspondent à quelque chose de « contre-nature car imposé »20. Ils n'ont pas choisi de vivre avec un rire éternel, et de devenir, aux yeux des autres, des monstres.



Notes de bas de page

1- Cours de Mr. Salamon (professeur de philosophie) intitulé Les Monstres, 1ère année de Licence, semestre 2, 2009, UFR Lettres et Sciences Humaines, Université de Limoges
2- MARTIN Ernest, Histoire des monstres : depuis l'antiquité jusqu'à nos jours [1880], Grenoble : J. Millon, 2002, p. 5
3- HUGO Victor, L'Homme qui rit [1869], Paris : Le livre de poche, 2012, p.68
4- RAYNAUD Jean-Pierre, « Le rire-monstre » in L'Homme qui rit ou la parole-monstre de Victor Hugo, Paris : SEDES-C.D.U, 1985, p.167
5- HUGO Victor, op. cit., p.563
    L'expression Bucca fissa usque ad aures signifie : « La bouche fendue jusqu'aux oreilles, les gencives à nu et le nez écrasé »
6- HUGO Victor, op. cit., p.759
7- id., p.373
8- RAYNAUD Jean-Pierre, op., cit., p.170
9- MINOIS Georges, Histoire du rire et de la dérision, Paris : Fayard, 2000, p.498
10- COURTINE-DENAMY Sylvie, L'altérité [en ligne], In Encyclopaedia Universalis, Disponible sur <http://www.universalis-edu.com.ezproxy.unilim.fr/encyclopedie/alterite-philosophie/> (Consulté le 12.12.2012)
11- GIDE André, Les Nouvelles Nourritures, Paris : Gallimard, 1935, p. 102
12- CAILLAUD Claire, Les délices de la peur [en ligne], Revue « Textes et documents pour la classe », décembre 1995, disponible sur <http://www2c.ac-lille.fr/bts-lettres/symonstres.htm> (Consulté le 17.11.2012)
13- AKNIN Laurent, Mythes et idéologie du cinéma américain, Paris : Vendémiaire, 2012, p. 127
14- HUGO Victor, op., cit., p. 372
15- BAUDELAIRE Charles, De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques [1855] [en ligne] in Litteratura.com, Disponible sur <http://chatonhubfrance.dyndns.org/FTP/lith%E9rature/Baudelaire/Essai/De%20l%27essence%20du%20rire.pdf> (consulté le 20.10.2012), p. 7 
16- NOLAN Christopher,  The Dark Knight [DVD], Neuilly-sur-Seine : Warner Bros Vidéo, 2008, 01:43:53
17- HUGO Victor, op., cit., p. 115
18- id., p. 115 
19- id., p. 423 
20- FRIEDEMANN Joë, Victor Hugo, un temps pour rire, Saint-Genouph : Librairie Nizet, 2002, p. 134