II-
De Gwynplaine au Joker : une évolution certaine de la victime au
bourreau
Outre leurs ressemblances frappantes,
Gwynplaine et le Joker ne disposent pas des mêmes valeurs. Tout
d'abord, cette distinction s'effectue au niveau de leur discours
social et du message qu'ils souhaitent faire passer, qui sont opposés.
Alors que Gwynplaine se présente comme le défenseur du peuple, le
Joker, lui, est un tueur en série sans scrupule.
1- Le Joker : double inversé et perverti de
Gwynplaine
Chez Victor Hugo, l'exemple le plus flagrant
de cette défense du peuple est le discours de Gwynplaine à la
chambre des Lords, qui dispose d'une dimension politique. L'heure du rire
correspond à l'heure de la Révolution. Nous pouvons voir cela par
l'intermédiaire de cette citation :
J'incarne tout. Je représente l'humanité
telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on
m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit,
la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les
yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au
cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque
de contentement […] le peuple, c'est le souffrant profond qui rit à
la surface. Mylords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. 1
Alors que le rire de Gwynplaine sonne comme
une révolte envers l'aristocratie et les responsables de sa
mutilation, le Joker se sert de son rictus pour paraître encore plus
monstrueux qu'il ne l'est en réalité. En effet, son âme
transparaît en permanence sur son visage. Il porte un masque
effrayant en lien avec le personnage qu'il s'est créé. Le Joker est
un personnage violent, à la fois verbalement et physiquement
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Notes de bas de page
Le message qu'il porte dans cet extrait est un
message de destruction et de mort, à l'inverse de la parole d'espoir
transmise par Gwynplaine à la chambre des Lords. Il se filme en gros plan, ce qui le fait paraître encore plus monstrueux. Son rire est au service d'une parole dévastatrice. Nous avons
l'impression qu'en ayant gagné le sourire éternel, il en a perdu
son cœur et son âme. Son seul objectif est de faire le mal pour le
mal. En ce sens, il constitue un véritable double démoniaque de
Gwynplaine. L'opposition entre l'être et le paraître, thème cher à
Victor Hugo, disparaît pour devenir celle de l'expression de la joie
(rire) et de la cruauté. Nous assistons donc, par l'intermédiaire
de ces deux anti-héros, à un glissement du bon vers le mauvais. Ce
rire monstrueux parvient à être à l'image de l'intérieur du
personnage, ici le Joker. Nous avons même l'impression que ce rire a
contaminé sa personnalité, à l'inverse de Gwynplaine, qui
est resté lui-même, malgré le traumatisme subi. Comme l'écrit
Victor Hugo : « l'homme
ne peut rien sur sa beauté, mais peut tout sur sa laideur »2.
Cette citation correspond parfaitement au personnage du Joker. Ce rire innocent devient donc le symbole d'une
folie dangereuse. La victime devient le bourreau, et le défenseur,
le destructeur.
Le Joker condense à lui seul, le rire-cri de
Gwynplaine, et le rire-vocifération de l'aristocratie. En ce sens,
il constitue un être double, dans lequel fusionne deux notions
contradictoires. Il adopte à la fois l'attitude d'un bouffon (sens
de Joker, en anglais) et d'un prédateur qui se rit de la destruction
et de la mort. C'est d'ailleurs ce que dit Alfred à Batman dans The
Dark Knight : « Certains
veulent juste voir le monde à feu et à sang ».3
2- La mise en place d'une « gaieté
perverse »
Selon Maxime Prévost dans son ouvrage
intitulé Rictus romantiques : politique du rire chez Victor Hugo,
l'auteur évoque une expression
très explicite, celle de « gaieté perverse »4.
Cet oxymore est à l'image des personnages de notre corpus, notamment
du Joker.
En effet, au
fil des époques, nous assistons à une signification détournée du
rire. Celui-ci exprime, comme le proclame Gwynplaine devant les Lords
: « la désolation universelle. [...] la haine,
le silence contraint, la rage, le désespoir, [il] est un produit des
tortures, un rire de force. Si Satan avait ce rire, il
condamnerait Dieu. »5
Le rire représente donc ici « le reflet de la vieille
laideur humaine »6.
Dans le roman de Victor Hugo, par exemple, les Comprachicos, en fabriquant des
monstres « pour rire », affirment en même temps leur
propre monstruosité. Le rire devient un rire noir, mauvais et
négatif. Le Joker, par exemple, rit et se joue de la mort et du
malheur d'autrui.
Dans cet extrait, nous remarquons que le Joker rit de l'explosion provoquée par l'hélicoptère. Le rire n'est donc plus provoqué par un évènement joyeux, mais par une catastrophe pouvant entraîner la mort.
Ce
thème du rire a donc un écho certain avec la société
d'aujourd'hui. « Il résonne au milieu des souffrances
populaires »7,
comme le précise Maxime Prevost. Ce rire est
représenté par l'aristocratie chez Victor Hugo. Le Joker, lui, tue
parfois sans raison, et en rit. C'est un personnage proche du
sadisme. Il est le symbole absolu du mal.
En lien avec cette « gaieté perverse », le Joker pourrait être mis en relation avec d'autres personnages hugoliens. C'est le cas de Musdoemon, personnage de Han d'Islande (1823), et de Barkilphedro, personnage de L'Homme qui rit (1869). Ces deux personnages sont représentatifs de cette « gaieté perverse ». En effet, leur rire est associé à une menace, aux ténèbres, et donc à la nuit. À noter que le Joker agit le plus souvent la nuit. Le rire prend donc une dimension noire et destructrice. En ce sens, comme le précise Joë Friedemann, « il y a dégénérescence du principe comique »8. Tout comme Musdoemon et Barkilphedro, le Joker est un génie du mal, avide de pouvoir et tourmenté de haine. Son rire est « pareil à celui du diable, s'emparant de l'âme qui s'est donné à lui ». Tous trois constituent donc ce que l'on pourrait appeler, des personnages « méphistophéliques »9.
En lien avec cette « gaieté perverse », le Joker pourrait être mis en relation avec d'autres personnages hugoliens. C'est le cas de Musdoemon, personnage de Han d'Islande (1823), et de Barkilphedro, personnage de L'Homme qui rit (1869). Ces deux personnages sont représentatifs de cette « gaieté perverse ». En effet, leur rire est associé à une menace, aux ténèbres, et donc à la nuit. À noter que le Joker agit le plus souvent la nuit. Le rire prend donc une dimension noire et destructrice. En ce sens, comme le précise Joë Friedemann, « il y a dégénérescence du principe comique »8. Tout comme Musdoemon et Barkilphedro, le Joker est un génie du mal, avide de pouvoir et tourmenté de haine. Son rire est « pareil à celui du diable, s'emparant de l'âme qui s'est donné à lui ». Tous trois constituent donc ce que l'on pourrait appeler, des personnages « méphistophéliques »9.
Cette idée
de perversion, fortement connotée dans l'expression de Maxime
Prévost, est aussi lié au thème du masque. En effet, le masque effrayant
de Gwynplaine est lié à une tendance au divertissement maléfique
de la nature humaine. Selon Victor Brombert, la
valeur négative, destructrice et infernale de ce rire de révolte
est donnée par ce « rictus sans fin auquel les mascarons sont
condamnés »10.
Image disponible sur
|
Comme nous pouvons le voir par
l'intermédiaire de cette image, le mascaron a un large rictus
laissant entrevoir les dents. Comme Gwynplaine et le Joker, il est
donc condamné à rire pour l'éternité.
Ainsi, la grimace de Gwynplaine correspond à un
non-rire, parce que liée à une déformation. En ce sens, elle est
une perversion. Cette « gaieté perverse » est
omniprésente dans l'œuvre de Victor Hugo, tout comme dans le
mouvement littéraire dont il est le chef de fil, le romantisme.
Notes de bas de page
1- HUGO Victor, L'Homme
qui rit [1869],
Paris : Le livre de poche, 2012, p. 764
2- id., p. 372
3- NOLAN
Christopher, The Dark Knight [DVD], Neuilly-sur-Seine : Warner Bros Vidéo, 2008, 00:52:54
4- PREVOST
Maxime, Rictus romantiques :
politique du rire chez Victor Hugo,
Montréal : Presses Universitaires de Montréal, 2002, p.16-17
5- HUGO Victor, op., cit., p 764
6- FRIEDEMANN
Joë, Victor Hugo, un temps pour
rire, Saint-Genouph : Librairie
Nizet, 2002, p. 134
7- PREVOST
Maxime, op. cit., p.
20
8- FRIEDEMANN
Joë, op. cit., p. 31
9- id., p. 34
10- BROMBERT
Victor, Victor Hugo et le roman visionnaire, Paris : Presses Universitaires de
France, 1985, p. 233